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LE MARXISME EST PREVISION

Publié le 10 Janvier 2017 par Amadeo Bordiga

LE MARXISME EST PREVISION

On parle beaucoup de dialectique marxiste, de dogme ou de méthode, mais, à part la Gauche italienne (bordiguienne) et Robin Goodfellow, personne - dans le mouvement maximaliste moderne n'a été capable de restaurer et défendre le prévisionnisme marxiste classique et même fondamental au marxisme, comme l'explique si bien Bordiga dans un texte de 1924: "Sur le chemin de la révolution", on pourrait même dire que ce texte est le véritable testament que Lénine aurait dû écrire.

"Au moment où Lénine disparaît, une question se pose, et nous ne l'esquiverons certes pas. La grande prévision de Lénine n'aurait-elle pas fait faillite ? La crise révolutionnaire que nous avons attendue avec lui n'est-elle pas renvoyée, et pour combien de temps ?

Ce n'est pas la première fois que nous entendons nos adversaires nous objecter le démenti des prévisions "catastrophiques" de nos maîtres par les faits, et les opportunistes socialistes énumèrent avec une complaisance particulière les occasions où Marx a attendu la révolution sans qu'elle vienne.

En 1847, 49, 50, 62 et 72, Marx a en effet répété sa conviction que les crises économico-politiques du capitalisme du moment aboutiraient à la révolution sociale. Les opportunistes le rappellent en extrayant au petit bonheur des citations plus ou moins exactes du corpus complexe des matériaux qui constitue le marxisme; cependant, ce sont les mêmes gens qui voudraient nous présenter Marx comme un réformiste et un pacifiste; ils ne sauraient naturellement pas dire comment cela peut bien se concilier avec sa précipitation et son impatience à annoncer des catastrophes apocalyptiques. Mais laissons ces gens et voyons ce que nous pouvons dire sur la délicate question de la prévision révolutionnaire.

Si nous considérons l'activité d'un parti marxiste dans son aspect purement théorique d'étude de la situation et de ses développements, nous devons admettre qu'à condition que cette étude ait atteint son maximum de précision, il devrait être possible de dire, au moins dans les grandes lignes, si nous sommes plus ou moins proches de la crise révolutionnaire finale. Mais tout d'abord, les conclusions de la critique marxiste sont en continuelle élaboration à mesure que le prolétariat se constitue en classe toujours plus consciente, et ce degré de perfection n'est qu'une limite vers laquelle il s'efforce d'approcher. Ensuite, notre méthode, plutôt que prétendre formuler des prophéties en règle, applique de façon intelligente le déterminisme de façon à établir des résultats dans lesquels une thèse donnée est conditionnée par certaines prémisses. Plus que de savoir ce qui arrivera, il nous intéresse de savoir comment arrivera un certain processus quand certaines conditions seront réalisées, et ce qui se passera si ces conditions changent. L'affirmation fondamentale de Marx et de Lénine - que les faits n'ont jamais démentie et que nous revendiquons - est que le capitalisme crée lui-même les conditions nécessaires de la révolution prolétarienne, et que lorsque la révolution arrivera, ce ne pourra être que selon un certain processus dont une vaste critique tirée de l'expérience nous permet d'indiquer les grandes lignes.

Si nous voulions revenir ici sur la question de savoir comment l'action du parti prolétarien peut accélérer la marche des événements, il ne nous serait pas difficile de répondre. Le parti doit se préparer à savoir se comporter dans les éventualités les plus diverses. Mais comme il est lui-même une donnée empirique de l'histoire, et non pas le gardien d'une vérité absolue à l'existence de laquelle nous ne croyons pas comme à un nec plus ultra, le parti a intérêt non seulement à "savoir" qu'il devra agir de telle et telle façon et être prêt à telle et telle tâche quand la révolution arrivera, mais à "croire" qu'elle viendra le plus vite possible. L'action du parti doit être intimement pénétrée de son but, la révolution totale, et ceci longtemps à l'avance; il est donc possible de dire qu'il est "utile" que la prévision devance quelque peu les événements, à condition naturellement de ne pas commettre d'erreurs grossières dans l'appréciation immédiate des rapports de force.

L'histoire nous montre une chose:

ceux qui n'ont pas cru aux révolutions ne les ont jamais faites; ceux qui les ont souvent attendues comme imminentes les ont souvent - sinon toujours - vues se réaliser. Certes, notre mouvement serait bien le dernier à présenter le but final comme un "mythe" moteur déterminant de l'action; mais il n'est pas moins vrai que dans la considération objective et marxiste de la formation d'une psychologie des masses et des "chefs", cette exagération des probabilités révolutionnaires peut, dans d' opportunes conditions, jouer un rôle utile.

Nous ne disons pas que le chef communiste doit toujours affirmer la révolution imminente, alors qu'il la sait impossible. Bien au contraire, il faut éviter une démagogie aussi dangereuse, et surtout mettre en lumière les difficultés du problème révolutionnaire. Mais dans un certain sens, il est bon que la perspective de la révolution soit ravivée dans l'idéologie du parti et des masses, comme dans l'esprit des chefs par un rapprochement dans le temps.

Marx vécut dans l'attente de la révolution, ce qui le met à jamais au dessus des injures du révisionnisme. Après 1905, alors que les mencheviks désespéraient de la révolution prolétarienne, Lénine l'attendait pour 1906. Lénine s'est trompé, mais qu'est-ce qui est le plus important pour les travailleurs: cette erreur qui non seulement n'a amené aucun désastre stratégique, mais a assuré l’indépendance du parti révolutionnaire, ou plutôt le fait que lorsque la révolution est arrivée, avec retard si l'on veut, Lénine a su se mettre à sa tête, tandis que les mencheviks passaient honteusement à l'ennemi?

Ce n'est ni une ni plusieurs erreurs de ce genre qui peuvent diminuer la figure de Marx, et à plus forte raison de celle de Lénine qui a réellement fait "goûter" à la bourgeoisie ce qu'est une révolution. Libre aux patrons, aux anarchistes et aux socialistes de protester que "ce n'était pas une révolution": cela ne sert qu'à les couvrir de ridicule aux yeux du plus simple prolétaire.

En conclusion la prévision de la date de la révolution n'a qu'une valeur secondaire. Ce n'est qu'un postulat nécessaire à la propagande et à l'agitation, une de ces hypothèses partiellement arbitraires qui s'imposent à toute armée en lutte puisque dans la préparation des plans, il faut bien supposer à l'avance les mouvements de l'adversaire et d' autres circonstances indépendantes de la volonté de ceux qui les dirigent.

Voulons-nous cependant savoir les perspectives qui s'ouvrent aujourd'hui devant nous? Les communistes du monde entier revendiquent la thèse de Lénine: la guerre mondiale a ouvert la crise révolutionnaire "finale" du monde capitaliste. Il y a peut-être eu des erreurs secondaires sur sa rapidité et sur la promptitude du prolétariat à en profiter. Mais l'essentiel de la thèse reste debout, car les faits sur lesquels elle s'appuie subsistent.

Il est possible que nous traversions une phase de dépression de l'activité révolutionnaire non tant en raison d'une stabilisation fondamentale de l'ordre capitaliste que d'une diminution de la combativité ouvrière ou d'insuccès dans la lutte. Or justement parce que cela ne dément pas les appréciations essentielles de Lénine, cela nous expose au danger d'une phase d'activité opportuniste.

Au début de "L'Etat et la révolution", Lénine dit qu'il est fatal que les grands révolutionnaires soient falsifiés comme le furent Marx et ses meilleurs successeurs. Lénine lui-même échappera-t-il à ce sort? Certainement pas. Certes la tentative trouvera moins d'écho dans le prolétariat: instinctivement, celui-ci verra toujours dans le nom de Lénine une généreuse incitation à combattre, et non pas un symbole de doute et de défiance. Cependant nous voyons déjà tous les bourgeois du monde se consoler de l'effroi que leur causa la solidité du régime soviétique (dont le deuil de plus de cent millions d'hommes à l'annonce de sa mort et des manifestations sans précédent dans l'histoire les ont obligé finalement à s'apercevoir) en décrivant un Lénine différent de ses idées, de sa cause, de son drapeau; un Lénine vainqueur parce qu'il aurait su reculer sur une partie du front et abandonner des parties essentielles de son programme. Nous repoussons ces compliments trompeurs; loin de croire à la sincérité des hommages venus du camp de la classe ennemie, nous n'y voyons qu'un nouvel aspect des efforts de celle-ci pour mieux venir à bout de l'idéologie du prolétariat. Autour du cercueil de Lénine s’unissent la ferveur de millions de prolétaires et la haine souvent inavouée de la canaille capitaliste à laquelle il fit sentir dans le vif de sa chair l'aiguillon de la révolution, la pointe implacable qui cherche le centre vital et qui le trouve.

Cette attitude hypocrite de la bourgeoisie est certainement le prélude d’autres falsifications, provenant, elles, de sectes politiques plus ou moins proches de nous, que les militants de demain ont le devoir de combattre; et s'ils ne peuvent le faire avec le même génie que Lénine défendant les maîtres du marxisme contre les falsifications, que ce soit au moins avec la même décision.

Nous ne pouvons examiner ici la situation mondiale actuelle, ni même en tracer une esquisse. Dans plusieurs pays où prévalent des formes politiques de type fasciste, nous sommes en présence d'un recul des forces prolétariennes; mais nous n'avons pas la naïveté d'opposer à ces pays, outre la grande et glorieuse Union Soviétique, ceux où la gauche bourgeoise et la social-démocratie, avec les divers Macdonald et Vandervelde nationaux, se préparent à de nouveaux exploits. L'offensive capitaliste a été et reste un fait international; elle tente d'unifier toutes les forces anti-prolétariennes pour faire politiquement et militairement face aux menaces révolutionnaires et pour abaisser le niveau de vie des travailleurs au-delà de toute mesure.

Dans les grandes lignes, la bourgeoisie tente de combler la brèche que la guerre a faite dans la masse des richesses en diminuant la rétribution du travail. Mais le succès même de l'offensive bourgeoise dans certains pays et ses effets sur l'économie mondiale nous confirment que la perturbation du système bourgeois est irréparable. Les reprises apparentes et les expédients auxquels on a recours ne conduisent qu'à de nouvelles difficultés et à des contradictions insurmontables. Tous les pays du monde vont vers une nouvelle dépression économique. Pour nous limiter à un seul exemple, nous assistons à une désagrégation de la puissance financière de la France, rempart de la réaction internationale, qui a été provoquée par la crise des réparations. On ne peut pas dire par contre que la situation de l'économie italienne s'améliore. Même si la propagande stupide qui l'affirme était vraie, cela ne modifierait d'ailleurs pas le tableau général. Mais tout le monde sait bien qu'en Italie, les classes supérieures elles-mêmes traversent une période de malaise économique qui s'aggrave chaque jour. Plus que nulle part ailleurs, l'appareil de l'Etat s'efforce de rejeter tout le poids de la crise sur les classes travailleuses, pour sauver les grands profiteurs de l'industrie et de l'agriculture de ses effets.

La contre-offensive bourgeoise est pour nous la preuve de l'inévitabilité de la révolution, dont les classes dominantes elles-mêmes ont pris conscience. Une des supériorités de la doctrine marxiste réside dans le fait que les classes adverses elles-mêmes ne peuvent pas ne pas en ressentir la justesse, et qu'elles agissent en conséquence, tout en répandant des avortons de doctrines contrefaites et en tentant continuellement des restaurations idéologiques à l'usage des foules. Si nous pouvions examiner les moyens utilisés par la bourgeoisie pour trouver, autant qu'elle le pouvait, des échappatoires aux fameuses "prévisions catastrophiques" jetées au visage des théoriciens du prolétariat, nous verrions qu'elle combine la méthode de la contre-attaque ouverte et des expéditions punitives à celle de la collaboration économique et politique - dont les démocrates et les sociaux-démocrates ont été et seront encore les porte-drapeaux. Cela démontre que toutes les ressources sont désormais mises en œuvre pour la réaction et que bientôt celle-ci n'aura plus rien à opposer à la fatalité de son écroulement, même si à la victoire de la révolution elle préfère l'écroulement, avec le régime bourgeois, de toute la vie sociale humaine.

Nous ne pouvons dire ici ni quel sera le développement ultérieur, ni comment il se répercutera sur la formation des phalanges de lutte du prolétariat, en butte aux violences et aux tentatives de séduction de l'adversaire. Mais toute notre expérience, toute la doctrine de classe édifiée sur celle-ci et l'immense contribution de Lénine à cette œuvre gigantesque, nous amènent à conclure que nous n'assisterons pas à une stabilisation durable du capitalisme privé et de la domination bourgeoise. Au travers de secousses continuelles, nous arriverons, mais nous ne savons pas quand, au dénouement que la théorie marxiste et la révolution russe nous indiquent.

Il se peut que Lénine n'ait pas bien calculé les délais qui nous séparent de cette issue historique: nous n'en avons pas moins le droit de soutenir, avec une quantité formidable d’arguments, que dans sa marche tourmentée, l'histoire de demain "passera par Lénine", c'est-à-dire reparcourra les phases révolutionnaires de la perspective marxiste qu'il a restaurée en théorie et confirmé en pratique.

Telle est la position inébranlable que nous prendrons face à n'importe quelle victoire momentanée des forces adverses, comme devant n'importe quelle tentative détournée de révision qui pourrait se produire demain.

Les armes théoriques, politiques et organisatives que Lénine nous lègue ont déjà fait leurs preuves dans le combat et dans la victoire, elles sont suffisamment trempées pour qu'on puisse avec elles défendre l'œuvre de la révolution, son œuvre.

L'œuvre de Lénine nous montre clairement notre tâche. En suivant cet exemple admirable nous montrerons à notre tour, nous prolétariat communiste du monde, que les révolutionnaires savent tout oser au moment suprême, tout comme dans les veilles tourmentées ils savent attendre sans trahir, sans hésiter, sans douter, sans déserter ni abandonner un instant l'œuvre grandiose: la démolition du monstrueux édifice de l'oppression bourgeoise".

Source: "Programme Communiste", n° 12, juillet-septembre 1960.
Conférence prononcée le 24 février 1924 à la Maison du peuple de Rome.

 

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